Si vous n’avez pas encore entendu parler de Blackout, a computer riot, pas encore vu sur les murs de Montréal les affiches graphiquement pleines de contrastes et d’hommages crées par le talentueux AJ Korkidakis avec un collage de Lost in the island, il est encore temps de ne pas passer à côté de cette oeuvre magistrale. Blackout est essentielle de vérité, de celle visant à nous rappeler les racines des rapports de pouvoir conflictuels et opaques entre les institutions québécoises et les communautés afro-québécoises et caribéennes de notre ville. Mise en scène par Mathieu Murphy-Perron, accompagné d’une équipe admirable, le spectacle Blackout :The Concordia Computer Protests, 50 years later a été monté en seulement un an. Pour cela et le merveilleux travail accompli, Bravo.
Alors que DB Clarcke Theatre se remplit, je pense déjà. J’observe la foule hétéroclite et excitée se rassembler en attendant que la scène, dont le rideau est levé, s’anime. La pièce est jouée par douze comédiennes et comédiens. Tous sont des québécois d’origine africaine ou caribéenne. Ensemble, ils forment un tableau presque jamais vu. Ensemble, ils nous rappellent avec assurance et humilité qu’ils sont là et qu’ils ont toujours été là.
Je crois qu’il est important de citer ici le nom des étudiants concernés par cet événement historique, ainsi que ceux des comédiens qui les incarnèrent, établir par ce geste une reconnaissance de l’existence de toute une partie des communautés montréalaises qui furent à l’époque et encore aujourd’hui poussés au silence, à l’exclusion et confrontés à une attitude de déni et de violences systémiques appelés le racisme :
Les 7 étudiants initiateurs de la plainte :
Terrence Ballantyne , Allan Brown, Oliver Chow, Kennedy Frederick, Rodney Johns, Douglas Mossop, Mervyn Phillips
Les comédiens de la pièce Blackout en 2019:
Lucinda Davis, Kym Dominique Ferguson, Briauna James, Gita Miller, Michelle Rambharose, Sophie-Thérèse Stone-Richards, Shauna Thompson, Dakota Jamal Wellmen Maryline Chery, Marie Hall, Justin Johnson, Jahlani Knorren
Co-autrices et co-auteurs : Mathieu Murphy-Perron, Tamara Brown, Kym Dominique-Ferguson, Lydie Dubuisson, Dakota Jamal Wellman et Michelle Rambharose
Ici pour toute l’équipe d’écriture et de production
Ninth Floor : un documentaire relatant les évènements par Mina Shum. 2015, ONF
L’histoire racontée ici est une superbe revendication historique et narrative. Blackout, dans son écriture, sa mise en scène et les performances de tous les artistes impliqués dans le projet est à retenir comme une oeuvre majeure de la culture sans frontière mais ancrée dans un contexte qu’il ne faut pas oublier : le Québec des années 60, une classe politique et des institutions héritées d’une histoire coloniale sanglante et raciste. Autour de cette base, Montréal à cette époque accueille de plus en plus de personnes désireuses de rencontrer une autre vie, un autre environnement, spécifiquement des étudiants étrangers à l »université Sir George (aujourd’hui Concordia). Ces étudiants se sont vite rendus compte que leurs chemins au sein de l’université et dans la société seraient semés d’embûches. L’histoire de Blackout en est en illustration prégnante.
Ainsi, comme beaucoup d’autres avant et après eux, les étudiants discriminés entrèrent en résistance. À leur tour, sur scène, en avant et en arrière d’un décor nous rappelant la porosité des espaces, l’intelligence d’une architecture autant oppressive que libératrice lorsqu’on la subvertit, les personnages de Black out, magistralement ont fait opéré la magie de l’énergie collective, d’une colère justifiée, brûlante encore et un refus de se soumettre, une volonté farouche de s’assumer dans sa position face à l’autre. Surtout lorsque l’autre est incarné par soi-même mais aussi par une entité quasi-immuable par sa rigidité administrative et idéologique : L’UNIVERSITÉ.

Le culot et l’audace valsent avec la logique dans le fait que Blackout se joue dans les lieux mêmes où les événements se déroulèrent 50 ans auparavant presque jour pour jour. Concordia, est mis en porte-à-faux et remis en question sur son histoire. Aujourd’hui, Concordia est une des universités au Québec dans lesquelles le développement des pensées antiracistes. antisexistes et décoloniales sont largement valorisées. Cela dit, cette pièce, avec ambition se réapproprie l’histoire, amplement racontée par le passé, selon une lumière bien différente par l’université elle-même.
Le texte de Blackout retrace les faits vers un nouvel établissement des réalités en termes de racismes individuel, systémique, institutionnel et gouvernemental. Il y est transmis une forme de résistance qui est simultanément une nouvelle perspective tout comme une urgence à réanimer cette histoire pour pousser à agir encore, à réveiller, encore, à démêler des nœuds, libérer des paroles et ouvrir les yeux.
Lors de la discussion post-représentation, Nantali Indongo, une artiste multidisciplinaire, rappeuse, et intellectuelle, partage avec le public son sentiment sur la pièce. Elle est aussi la fille de Omowale Indongo, un des étudiants au coeur du conflit avec l’administration de Sir George University en 1969. Revenant sur ses expériences humaines et spectatorielles, elle pose cette question si centrale au public : « Will Art help us go past the trauma ? »
Il m’a semblé que les mots prononcés et les émotions transmises au public peuvent toucher tout un chacun dans nos ancrages les plus profonds. Tous, nous furent témoins du racisme, mais pas tous ne le vivent ou ne l’on vécu. N’oublions pas nos privilèges, blanc, de classe, d’identité de genre, ou bien d’autres, intersectionnellement. Les privilèges et les préjudices sont distribués de manière injuste dans des systèmes injustes.
Ce spectacle, par sa mise en scène ingénieuse nous met au pied du mur, faisant émerger de nos poitrines nos cœurs éveillés, se lever sur nos bras nos poils surpris et pour beaucoup j’en suis sûre, couler sur nos joues des larmes, de tristesse, de paix ou de colère.
Pendant la discussion, le thème du corps fut soulevé, dans une perspective de co-présence entre l’histoire racontée et l’humanité témoignante de ces faits, pour jamais envolés, sauf dans la chair, dans l’organique des êtres humains qui traversent l’existence avec des poids, de forme et de taille différentes. À ce propos, Stephane Martelly, une académique et artiste d’origine haïtienne, parle de « corps incomplets, fêlés » mais incarnés et insufflés de l’énergie solidaire ayant lié les protestataires les uns aux autres à l’époque et liant toujours les personnes des communautés racisées au Québec. Elle parle ainsi de ce qu’elle nomme : « a sense of togetherness« .
Cette oeuvre théâtrale représente un moyen d’ouvrir des portes, de replacer et de ramener un pouvoir aux communautés afro-caribéennes québécoises. Un pouvoir jamais disparu mais désactivé par ce qu’on appelle encore ‘l’establishment‘, le pouvoir dominant, la suprématie blanche, et cela au travers de l’histoire de la formation du Canada. Par ailleurs, cette récit historique de la discrimination va de pair une histoire de résistance, souvent inconnue mais bien réelle.

Ce spectacle est un statement politique fort. Une mise à plat des enjeux, un appel direct à la réflexion et à la bienveillance consciente. C’est un pièce d’une qualité artistique à saluer, à féliciter et à encourager. Peu de doutes se manifestent quant aux potentialités d’inspiration que Blackout fera naître. Qu’il s’agisse d’une idée, d’une compréhension, d’une impulsion ou d’une parole, Blackout en tant qu’ensemble signifiant et forme discursive est déjà inscrit dans l’histoire, signé d’une plume noble, celle de la justice et de la paix.
Pour aller plus loin :
The 1968 “Computer Riots” sur le site de Montreal Underground Origins
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